Un voyage à l'île Rodrigues
Vue d'en haut, l'île Rodrigues est minuscule, fragile terre sauvage pointant son nez hors de l'océan Indien. Une dentelle d'écume blanche souligne le cercle presque parfait de son lagon turquoise et marque la limite du récif. Des passes dans la barrière de corail laissent entrer dans le lagon clair des serpentins d'eau bleu marine. C'est l'une d'elles, au large de Port Mathurin, qu'emprunte plusieurs fois par mois le bateau venant de l'île Maurice.
On raconte qu'ici, autrefois, les femmes s'habillaient de robes blanches à godets, les hommes de vestes cintrées et chapeaux mous pour faire la fête au bateau et à ses voyageurs. Aujourd'hui, le soleil à peine levé, ils sont quelques dizaines de Rodriguais à regarder en silence le Mauritius Pride, un bâtiment bleu cerclé de rouge, s'approcher du port par le chenal.
Nanda Poinapen est garde-côte. Chemise blanche gansée, pantalon marron sans un pli, mais derrière le dos et casquette sous le bras, il explique que l'île dépend du bateau. L'huile, l'essence, la farine, le gaz, mais aussi les voitures, les motos, les réfrigérateurs...
Tout ce que l'on ne trouve pas ici arrive par la mer. La douceur du matin bleu, la foule qui s'amasse sans se presser, ce voyageur facétieux sur le navire qui joue un air de trompette et fait éclater de rire les rodriguais à terre... On en oublierait presque que l'île, en effet, est loin de tout.
Des cases, des arbres, quelques fleurs et la mer
A quelque 600 km de Maurice et 850 km de la Réunion, celle que l'on surnomme la Cendrillon des Mascareignes se démarque de ses soeurs. Sur ce bout de terre de 18 km de long sur 8 km de large, pas de plantation de canne à sucre, pas d'usine de textiles.
La pêche y est restée artisanale, l'agriculture pastorale. Ici, pas de grouillant chef-lieu non plus. Port Mathurin s'agite surtout le samedi matin, jour de marché où toute l'île – à peine 40 000 habitants – se donne rendez-vous sur Fisherman Lane pour acheter poissons, fruits, légumes et vanneries.
Intégrée au territoire mauricien à l'indépendance de Maurice en 1968, Rodrigues a acquis son autonomie en 2002.
Depuis, elle protège jalousement son identité. Serge Clair, le commissaire de l'île, ne cesse de militer en faveur d'une croissance autre pour son pays : pas de tourisme de masse, mais des mesures en faveur du développement de petites entreprises locales et de l'écologie. Nos trois hôtels n'ont qu'un étage et il en sera de même pour les prochains, déclare-t-il.
Ces établissements possèdent leur propre système de récupération d'eau et fonctionnent à la rodriguaise : des cases, des arbres fruitiers, quelques fleurs, une cuisine du terroir.
Serge Clair a la voix grave et joint les mains quand il parle. Cet ancien prêtre confie que, comme la plupart des Rodriguais, il ne se sent bien qu'ici, sur sa terre, les yeux tournés vers le large. La mer, c'est important pour nous. Vous avez remarqué qu'il n'y a pas de panneaux publicitaires ni de maisons à étages pour cacher l'horizon ?
Par-delà les hauts vergers, de riants potagers
Cette île de poche où l'on voit, en effet, la mer de partout, est parcourue d'est en ouest par une succession de collines, entaillées de profondes vallées. Elle est sillonée de routes en lacets, de chemins de traverse et de sentiers de terre qui se perdent dans les forêts. A chaque tournant apparaît un tableau nouveau et, dans les lieux les plus reculés, une petite échoppe en bois ou en tôle qui propose boissons, pains et friandises. Les hauteurs, à Mont Lubin ou à Mangues, sont d'une verdeur étonnante. Des carrés d'eucalyptus, des vergers de manguiers, de papayers, des ananas alignés.
A l'est, du côté de Pointe Coton, les collines sont couvertes d'herbe rase jaunie par le sel, la mer surplombée de criques aux rochers affûtés. Autour, une terre friable, âpre.
Quelques kilomètres plus loin, à Rivière Banane, des serres cachent basilic et tomates, rangées d'aubergines fines et mauves. Des lianes velues, sous lesquelles dorment courgettes et potirons, courent dans les potagers. Dans cette vallée fertile qui semble n'avoir jamais connu de sécheresse, le souffle salé de la mer toute proche est couvert par une odeur de terre épaisse et retournée.
Façonnés par les éléments
Au bout de la route qui traverse le pays d'est en ouest, de Pointe Coton à Plaine Mapou, après avoir traversé une plaine sèche et plate, rencontré des boeufs qui errent çà et là, quelques hommes sommeillent à l'ombre fine des poteaux électriques, c'est de nouveau la mer. Baie Topaze, une baie de silence, sans âme qui vive, une plage de galets bruns et un bateau nommé Gladiator couché sous le feuillage d'un multipliant.
Ici, il faut vivre simplement, dit Benoît Jolicoeur, ancien ministre de Rodrigues. De sa maison entourée de Bougainvilliers mauves et blancs sur les hauteurs de Grand Baie, le paysage descend vers une route goudronnée et luisante, suit un vallon tapissé de piquants loulous – une variété d'acacias aux troncs noueux et aux stipes épais qui pousse en terre aride et qu'utilisent les pêcheurs pour construire des bateaux -, et tombe dans l'océan Indien. Tout en surveillant d'un oeil sa confiture de papayes, ce cordon bleu – accessoirement consul honoraire de France et journaliste – relativise l'âpreté d'une île sous le vent où les mois de sécheresse succèdent à des saisons cycloniques.
Ici, l'eau courante ne coule que deux fois par semaine. Cela peut paraître choquant aux étrangers, mais, nous, les Rodriguais, avons appris à vivre avec cela.
Sur cette île, on acquiert très tôt le réflexe de préserver l'eau. Récupérer, recycler, ne pas gaspiller. Un bassin pour les plus chanceux, une gouttière, des seaux pour tout le monde. Les plus pauvres brossent leur toit comme un sou neuf pour pouvoir ensuite récolter l'eau de pluie.
De la fôret primaire aux jardins de corail
A l'intérieur des terres, en campagne, comme disent les gens d'ici, le biologiste Richard Payendee reconstitue peu à peu la forêt primaire. Je souhaiterais retrouver un peu de ce qu'était Rodrigues quand elle a été découverte en 1528. Les hommes n'ont cessé d'arracher les arbres, d'en planter d'autres, détruisant ainsi, progressivement, un écosystème. Ce grand gaillard passe son temps dans les bois, avec son équipe de la Mauritius Wildlife Foundation. Deux doigts collés aux lèvres, il entame une longue conversation avec une fauvette. Recenser, protéger, replanter, ce n'est pas une lubie.
Les arbres endémiques ont des racines peu profondes et utilisent beaucoup moins d'eau. Dans son pré carré, à Grande Montagne, au centre-est de l'île, pas de manguier, pas de goyavier, pas d'hibiscus, ni de bougainvillier, mais des plantes emmêlées les unes aux autres, des aloès gigantesques, des baies orange carotte et qui, surprise, sentent la carotte, des framboises sauvages juteuses, des fleurs blanches vénéneuses, des chauve-souris qui veillent et des oiseaux qui lui parlent.
De l'autre côté du mont Limon s'effectue à peu près le même travail, mais sous l'eau.
J'ai plongé dans tous les lagons de l'océan Indien, raconte Emily, jeune anglaise membre de l'association Shoals. Celui de Rodrigues est le plus beau et le plus intact... pour le moment.
Comment concilier la sauvegarde des fonds marins avec un mode de vie étroitement lié à l'exploitation des ressources de la mer ? Des gestes simples peuvent tout changer, affirme Emily. Il faut inciter les pêcheurs à jeter l'ancre dans le sable plutôt que sur les coraux, à remettre à l'eau les espèces endémiques prises dans les casiers ou dans les filets, à respecter les périodes de reproduction.
Mais les pêcheurs ne sont pas les seuls à mettre en danger le lagon rodriguais. Dès le matin, quand la mer renvoie l'odeur salée des algues, les piqueuses d'ourites, armées d'une tige en métal, fouillent les coraux pour y dénicher ces poulpes.
Tout au long de la côte sud, en particulier à Anse Mourouk, elles sont des dizaines à avancer vers l'horizon, en silence, bottes noires, chapeau de paille, yeux baissés. Les plus expérimentées font attention, mais les autres cassent le corail en essayant de piquer l'ourite, regrette Emily. Mervyne Jolicoeur, qui traque les poulpes depuis quinze ans à Anse Mourouk quand les grandes marées découvrent le lagon, ne se fait pas d'illusions. C'est un métier traditionnel, ma mère le faisait, mes grand-mères aussi. Mais il y a de moins en moins d'ourites. Il va falloir se reconvertir.
Au rythme des régates et du séga tambour
L'isolement de leur île, les caprices des éléments ont donné aux Rodriguais une sorte de force tranquille. Aujourd'hui encore, leur vie s'accorde à leur environnement. Ils se lèvent toujours avant le soleil, se couchent peu de temps après lui. Ils marchent encore des heures sur les collines pour aller d'un endroit à un autre et croient plus que jamais à leur adage : si on ne réussit pas sur mer, on retournera à terre. Le temps n'est pas le même sur cette île caméléon, la solidarité non plus.
Aline tient une table d'hôtes sous sa véranda bleu et blanc à Pointe Coton. Son fils de 5 ans va à l'école à Roche Bon Dieu, à quelques kilomètres de là. Tous les jours, vers 11h, j'arrête un bus et je confie au chauffeur le repas de midi de Sébastien. Jusqu'à présent, mon fils n'a jamais manqué son déjeuner.
Le dimanche est le seul jour de la semaine où les barques restent à terre et où les piqueuses d'ourites raccrochent leur tige. Dès l'aube, les routes sont parsemées de villageois endimanchés en route pour la messe. Qu'il vente, qu'il pleuve, que le soleil cogne, ça ne change rien. Ce matin, ils sont des dizaines à marcher vers Saint Gabriel, où se trouve, cachée par les manguiers et les jacquiers, la plus grande église de l'océan Indien. Le dimanche, c'est aussi le temps des régates.
Au matin de la journée, alors que la marée monte, de fiers voiliers aux noms conquérants – Scorpio, Fighters, Félone – s'affrontent dans des courses qui attirent une foule compacte et passionnée. Tandis que les voiles claquent au loin, les équipes de supporters se lancent, à terre, dans des joutes jubilatoires sans fin, encourageant leur équipage, décourageant leurs adversaires.
Plus tard, les régatiers fatigués, les supporters grisés et les endimanchés se retrouvent à Baie aux Huîtres, au bal rétro. Ils dansent la polka, la mazurka, la valse musette et le séga tambour au son de l'accordéon. Certaines femmes, dit-on, s'habillent encore de robes blanches à godets...